Montréal underground : où est passée la scène?

Compte rendu de la séance du 27 mars 2019

Cette conférence offrait un regard sur l’écosystème que représente la scène musicale “underground” actuelle, avec ses lieux nocturnes clandestins et ses dispositifs industriels alternatifs (notamment radio et étiquettes de disques), ainsi que sur les dimensions sociales et culturelles plus générales de cette scène. À cette fin, la table ronde donnait la parole à trois créateurs associés à cet écosystème : deux DJ (Justin Doucet, Arielle Cissy Löe) et un manager d’une compagnie de disques  alternatifs (Mason Windells).

 

Justin Doucet (DJ Huilly Huile) est animateur de l’émission Échantillons diffusée en ligne sur la station de radio http://n10.as. Il est également un observateur engagé des mouvements musicaux “underground” d’Afrique de l’Est.

 

Arielle Cissy Löe (DJ Empress) est une habituée des soirées clandestines Moonshine, collectif fondé par Pierre Kwenders, Hervé Kalongo, Bonbon Kojak, Ceylan Logan et plusieurs jeunes musiciens africains de première et deuxième génération.

 

Mason Windells gère quant à lui l’étiquette Arbutus Records et il a également fondé l’étiquette Sounds of Beaubien Ouest (SOBO). Il participe depuis plus d’une dizaine d’années à des soirées clandestines comme Friendship Cove, Lab Synthèse, La Brique, Silverdoor et Torn Curtain. Il a également organisé divers événements clandestins pour Arbutus Records.

 

Mason Windells a souligné tout particulièrement comment certaines manifestations et soirées underground donnent naissance à d’autres, et comment de nouvelles industries et de nouveaux projets émergent de cette scène clandestine : radio, maison de disques, etc.  À cet égard, il donne l’exemple du bureau d’Arbutus Record, autour duquel s’est formée une scène nocturne. Il souligne également que « certains espaces ont été fermés et détruits de plusieurs façons, que d’autres ont disparu à jamais, alors que d’autres encore se sont transformés en institutions durables ». Selon lui, le lieu de ces scènes change constamment, de Griffintown à Saint-Henri et au Mile-End. Participer d’une ambiance unique – être là et être avec un groupe de gens ayant les mêmes idées – est essentiel : ces lieux «  offrent aux gens de nouvelles possibilités d’apprécier l’art d’une manière différente ».

 

Arielle Cissy Löe (DJ Empress) a souligné quant à elle l’importance du décor et de la « physicalité » des grands entrepôts où se tiennent ces évènements clandestins. Ces friches industrielles encouragent l’expérimentation sonore et musicale en superposition aux projections vidéo. Les murs massifs et leurs surfaces architecturales bigarrées se démarquent des boîtes de nuit conventionnelles et permettent des projections vidéo de façon inédite sur ces surfaces. Le volume des lieux permet l’installation de systèmes de sonorisation puissants et percutants dont la résonnance, amplifiée par l’architecture de l’espace désaffecté, rappelle ce qu’on peut éprouver lors de concerts à grand déploiement. Si les DJ font découvrir au public de la musique inédite, le public est aussi producteur : « [la participation du public] est très importante dans ces espaces. C’est lui qui génère l’ambiance ». Ces espaces permettent aux gens d’exprimer par la musique et la danse ce qu’ils ne peuvent pas exprimer dans leur vie quotidienne. Les liens qui se tissent à travers la danse et la musique naissent du partage d’un intérêt commun pour une musique non diffusée à la radio, d’un sentiment d’appartenance à ces lieux et de l’excitation de l’expérience unique d’être ensemble dans ces lieux illicites. C’est en effet une musique qu’on n’entend dans aucun autre endroit, qui est présentée de manière expérimentale dans ces lieux alternatifs que sont les entrepôts désaffectés : la taille, le caractère, la mise en scène de ces lieux créent une communauté. Cissy reconnaît aussi que comme pour le hip-hop, longtemps ignoré par les radios commerciales, la commercialisation de cette scène clandestine reste tout à fait possible. L’underground peut devenir mainstream.

 

Pour Justin, la musique que ces gens partagent devient avec le temps une référence collective des membres de ces communautés. Le son de ces soirées est « distinctif », et le partage de cette atmosphère de diversité est très réconfortant. En participant d’un cercle de danse, les gens se sentent chez eux. Ils ne participent pas des stratégies commerciales du vedettariat international. Des espaces comme celui du Loft de David Mancuso, à New York dans les années 1970, ouvert aux groupes racialisés et marginalisés, lgbtq, demeurent inspirants :

 

Il y a comme une idéalisation et une volonté de créer ces scènes où on crée un espace pour des corps et des voix marginalisés et on veut faire ça sous la bannière de la musique qui est la fine pointe de l’underground. […] Je pense qu’on retrouve justement une pluralité d’identité à cause de  cette volonté d’être ouvert. […] c’est encore utile pour les groupes marginalisés, mais on n’est vraiment pas dans les années 70 ou 80, où c’est un refuge pour des identités d’être marginalisés. Dans les années 70 / 80 vraiment, il y’avait surtout un besoin de créer des espaces différents, des espaces à contre-courant. Dans le début des années 60, fin des années 70, c’était très anticonsuméristes, c’était des espaces très politisés. Puisqu’il y a plus de soirées de ce type maintenant forcément, ils se sont diversifiés dans leurs objectifs et dans leur fondement. Mais en contrepartie, même s’il y a moins d’anti-consumérisme présent dans la scène d’after-hours maintenant, je pense que les questions identitaires sont plus présentes maintenant. La représentation de groupes marginalisés est un élément central, je pense. Lorsque l’on voit les line-up et les artistes qui sont présentés, beaucoup sont plus diversifiés et ça répond à un problème dont les gens se souviennent et qui est un problème depuis longtemps. Le manque de représentation sur les plateformes traditionnelles de musique. […] L’underground continue à être en avance de la scène mainstream en qualité de musique et en termes de représentation aussi.

 

À son avis, cette dichotomie entre underground et mainstream n’est toutefois plus nécessairement aussi “intéressante à explorer”. Selon lui, l’avènement des nouvelles technologies permet davantage de visibilité. Davantage de choses sont ainsi possibles pour les mouvements de l’underground. Si autrefois l’underground signifiait le manque de visibilité, la situation est aujourd’hui bien différente. Au lieu d’opposer underground et mainstream, il pourrait être plus utile d’examiner l’impact concret (et visibles) que ces évènements clandestins ont sur les communautés ainsi que sur la façon dont l’esthétique underground évolue. À son avis, les opportunités de cette scène peuvent être fort élevées à  Montréal, comme en témoigne par exemple la fréquence accrue des soirées Moonshine.

 

Une première question soulevée par la suite par l’auditoire concerne la « vivacité » de la scène actuelle. Selon Mason, cette scène clandestine ou non officielle demeurera toujours vivante : « Les gens feront toujours un spectacle par eux-mêmes avec leurs propres moyens, car les lieux non établis offrent la possibilité pour quelqu’un d’inconnu d’essayer quelque chose de nouveau ». Cissy constate pour sa part qu’il y aura toujours un besoin de se divertir à trois heures du matin. Montréal est connu pour la fête grâce, en particulier, à ses populations étudiantes et jeunes. Selon Justin, la croissance des populations étudiantes engendre le besoin d’événements hors normes que les bars qui ne diffusent que certains types de musique divertissantes ne sont plus en mesure de remplir.

 

Une deuxième question concernait le terrain des musiques “underground” en Afrique. Selon Justin, les femmes musiciennes et les artistes homosexuels occupent une place centrale sur ces scènes : compte tenu des tabous qui limitent leur présence, ces artistes tendent à se produire principalement dans de ce type de lieux clandestins.

 

Enfin, au-delà des politiques de la différence et du multiculturalisme, une dernière question concerne le rôle de la technologie. Pour Ceylan Logan (fondateur de Moonshine), la créativité technologique est nécessaire à l’organisation de ces soirées clandestines ; cela conditionne même le choix de lieux spécifiques plusieurs jours à l’avance. À l’installation des équipements pour le son, s’ajoute entre autres choses celle des équipements pour des projections à grande échelle. Cette mise en scène technologique constitue en fait, pour Cissy, une dimension importante de ces soirées, comme aussi pour le public de sa génération. Justin ajoutera pour sa part que les stations de radio en ligne comme celle où il travaille, et la diffusion de son antenne (bon marché et facile) permettent d’atteindre un très large public qui, bien que sous-terrain et invisible, est pourtant bien réel et bien présent.




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