Gentrification : contributions et résistances artistiques

La conférence midi « Gentrification : contributions et résistances artistiques » s’est tenue le mercredi 27 février 2019 aux centres Urbanisation Culture Société de l’INRS de Montréal et de Québec, par visioconférence.

Elle visait à susciter une réflexion sur le rôle joué par le milieu culturel dans la transformation des quartiers montréalais, en proposant de considérer les artistes à la fois comme population déplacée et comme agent·e·s de déplacement dans les processus de gentrification, de même que les résistances possibles à ces deux situations.

 

Artiste, historien de l’art et travailleur culturel, Nicolas Rivard a structuré son propos suivant les deux axes proposés par le titre de l’événement. La première partie de son intervention a ainsi porté sur des œuvres s’inscrivant dans l’espace urbain qui par leur sujet, leur forme et leur mode de déploiement ne participent pas, selon lui, à la gentrification. Après un bref rappel des constats de la théoricienne Carol Becker sur les conditions d’émergence d’une présomption d’élitisme du milieu de l’art, Rivard a relayé la volonté de certain·e·s artistes, depuis les années 1990, de tisser des liens plus concrets avec la société. Qu’il s’agisse d’activisme à la manière de l’ATSA, de pratiques relationnelles ou furtives, ces interventions artistiques ont en commun de travailler en « co » (collaboration, coopération, co-création) et d’agir en « con » (contribution et contamination). Dans la seconde partie de son exposé, Rivard a opposé l’intégration à l’infiltration pour traiter de la contribution du milieu culturel à la gentrification. Citant une chronique radiophonique de Marc-André Carignan, il a présenté des initiatives qui permettent de pérenniser la présence des artistes dans des villes américaines comme San Francisco et Berkeley. Il a toutefois précisé que, aussi louables soient-elles, ces initiatives contribuaient malgré tout à l’économie de marché. À Montréal, il a mentionné les limites de l’entente signée entre le propriétaire Allied Properties et le regroupement Pi2, qui visait à permettre à de nombreux lieux de création et de diffusion de maintenir leur présence au 5445, avenue De Gaspé. Ayant favorisé une augmentation de l’attractivité de l’immeuble, l’entente n’a pas empêché que le bond des impôts fonciers engendre une hausse considérable des loyers des artistes et des organismes culturels, comme s’ils et elles n’avaient été que des pions créateurs de valeur sur l’échiquier du développement urbain.

https://www.atelierscreatifs.org/PiedCarreDeGaspe

 

Porte-parole de l’organisme Nos ateliers, l’artiste Jason Cantoro a rappelé son implication passée pour la pérennisation des ateliers d’artistes au sein du mouvement Sauvons l’usine Grover (2005) et du regroupement Pi2 (2012). Plus récemment, c’est la vente du 305, rue de Bellechasse, où il travaille, qui a ravivé son engagement pour la conservation des espaces de création situés dans des secteurs où le zonage est de type industriel léger. En effet, en réponse à la construction du nouveau campus de l’Université de Montréal et à la volonté de la Ville de Montréal de créer un pôle de l’intelligence artificielle dans le quartier Mile-Ex, plusieurs artistes, dont il fait partie, se sont rassemblé·e·s au sein de Nos ateliers afin de revendiquer le rôle que peuvent jouer les créateur·rice·s dans le développement urbain. Le regroupement met de l’avant une stratégie de collaboration avec les promoteurs immobiliers et une approche qui se veut inclusive, dans le sens où elle ne défend pas uniquement les intérêts des artistes, mais aussi ceux de tous les « indépendants de l’innovation culturelle ». Pour illustrer la teneur de leur démarche, Cantoro a présenté les négociations qui sont en cours avec les promoteurs d’un projet qui vise l’ancienne usine d’armement de la rue Waverly. Il a aussi fait part d’une association avec l’organisme Ateliers créatifs dans le but de sauver le 305, rue de Bellechasse, notamment en raison de la confiance que le nouveau propriétaire de l’immeuble accorde à ces gestionnaires. En guise de conclusion, Cantoro a mentionné que, selon sa perspective, le développement urbain et l’embourgeoisement ne vont pas l’un sans l’autre. Dans ce contexte, les artistes doivent donc s’imposer pour conserver leur place dans les quartiers centraux.

http://nosateliers.org/

 

L’organisatrice culturelle Sophie Le-Phat Ho a relaté son parcours personnel du milieu des arts vers le milieu communautaire et son passage de pratiques axées sur le potentiel de l’art à inspirer le changement social, vers des pratiques visant à inspirer le changement au sein du milieu de l’art. Elle a souligné les barrières systémiques posées par le racisme, le sexisme et autres formes d’exclusion dans les institutions artistiques et la nécessité de nommer les privilèges et de partager le pouvoir pour y inclure activement les personnes marginalisées. Elle a par la suite présenté les grandes lignes de l’organisme Brique par brique, un projet de logement abordable initié en marge des programmes gouvernementaux de logement social, insuffisants pour répondre à la demande. En misant sur le financement communautaire et un modèle de gestion participative, Brique par brique cherche à parer à la gentrification rapide et violente de Parc-Extension, en proie à une spéculation immobilière amplifiée par l’implantation d’un campus de l’Université de Montréal. À une logique d’innovation sociale qui fait souvent l’économie des enjeux d’inclusivité ou de partage des richesses, l’organisme préfère miser sur la justice sociale — une optique qui invite à choisir des partenaires et à cultiver ses solidarités au-delà des impératifs du développement. À défaut de faire ces choix, l’art risque de devenir un simple outil de civilisation dans une logique coloniale. Le-Phat Ho a aussi appelé à distinguer le place-keeping du place-making. Par l’importation de pratiques d’artistes professionnel·le·s provenant d’autres quartiers, ce dernier réduit l’art à une fonction de décoration de la violence que représente le déplacement des populations. Pour éviter cette complicité, le milieu des arts doit œuvrer en solidarité avec les populations plus vulnérables et partager ses privilèges.

http://www.briqueparbrique.com/

 

De nombreux enjeux furent soulevés lors de la discussion qui a suivi. Ceux-ci gravitaient essentiellement autour de la question des divergences et des convergences d’intérêts entre les différent·e·s acteur·rice·s et groupes aux prises avec la gentrification. On a notamment souligné l’importance de l’inclusivité dans la réussite des luttes contre l’embourgeoisement, une inclusivité qui permettrait de déplacer les revendications du « sauvetage des ateliers d’artistes » à la « préservation des quartiers » pour le bien de toutes les personnes qui y vivent. Cette requête parait d’autant plus pertinente que les récits des artistes présent·e·s ont surtout mis l’accent sur les alliances existant avec des partenaires ayant des intérêts communs.

L’assemblée s’est également interrogée sur la manière de bien créer de nouvelles infrastructures artistiques, notamment dans des régions où elles sont déficientes, voire sur la possibilité de le faire. Cette question se heurte au problème des partenaires du développement et du maintien des arts, dont les attentes entrent souvent en conflit avec celles du milieu artistique. Les Villes, par exemple, tendent à assigner explicitement les artistes à une fonction de revitalisation urbaine. Le rôle de la Ville et des gouvernements a d’ailleurs été mentionné à plusieurs reprises, que ce soit pour critiquer la priorité qu’ils accordent aux intérêts des investisseurs sur le droit des habitant·e·s à préserver leur chez-soi, pour appeler à moduler les taxes immobilières en fonction des usages ou pour dénoncer le manque de logements sociaux.

Enfin, la discussion s’est conclue sur la nécessité d’unir les résistances, au-delà des luttes corporatistes — et la sauvegarde des ateliers d’artistes en est une si elle se limite à défendre ses seuls intérêts. Ces solidarités, ainsi que l’a souligné un participant, devraient s’étendre à une valorisation de l’art au-delà des artistes professionnel·le·s, pour considérer la créativité des personnes habitant déjà les quartiers en cours de gentrification.




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